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Lettonie

Extraits de témoignages de chrétiens et de dissidents de la Lettonie, sous le régime nazi puis surtout sous le régime communiste

Antonija Apele

Actrice de Théatre

Un jour de ma vie

Ils sont arrivés à midi. J’avais neuf ans. C’était le 14 juin 1941, j’étais seule à la maison avec mon père. Nous vivions au milieu de la forêt, dans une maison près du lac Rāzna. Le village le plus proche, Kaunata, était à six kilomètre. Mon père était écrivain, et il aimait le silence de cet endroit. Il passait de longues heures à écrire dans son bureau. Il y a peu de temps, j’ai lu l’un de ses poèmes que je ne connaissais pas : « Mort, mort, éloigne-toi de moi ». Ma mère était enseignante et à ce moment, elle était en classe à l’école de Stolerova, à vingt-six kilomètres d’ici.

Ils nous ont dit, au milieu des cris et des menaces, que nous avions une demi-heure pour rassembler nos affaires. Je ne comprenais rien. Mon père a fait un paquet avec les vêtements, il les a mis dans un sac, et nous sommes montés dans le camion qui nous attendait devant la porte. L’un des soldats regardait constamment sa montre. C’était une opération minutée et contrôlée ; elle était en cours depuis le milieu de la nuit, et nous étions les derniers.

Nous roulions vers Kaunata, et mon père m’embrassait, en essayant de me tranquilliser : « Ne t’inquiète pas, Antonija, il ne t’arrivera rien, tu verras »

Le camion s’arrêta à la mairie de Kaunata, et on nous enferma avec d’autres familles des environs.  Nous avons attendu pendant des heures. Là, pour la première fois, j’ai entendu le mot « déportation »

- Déportation pourquoi ? Qu’avons-nous fait ? – protestait l’un d’entre nous – Nous ne sommes pas des criminels !

Les soldats ne donnaient pas d’explication. Ils relisaient les listes une fois et une autre. Le compte n’y était pas. Il manquait plusieurs personnes, dont ma mère. Plusieurs soldats reçurent l’ordre d’aller la chercher à Stolerova.

À mi-chemin, le conducteur du camion, qui essayait de la sauver – il me l’a raconté après – a dit aux soldats :

- Je n’ai pas assez d’essence. Si nous allons jusqu’à Stolerova, nous ne pourrons pas revenir.

- Dans ce cas, on rentre – dit le chef.

Grâce à cela, ma mère a continué ses cours jusqu’à la mi-journée, comme d’habitude ; et lorsqu’elle est rentrée à la maison, et qu’elle a vu qu’il n’y avait personne, elle a cru devenir folle.

***

Après une très longue attente, on nous a conduit à la gare de Rēzekne, une petite ville au nord de Rāzna, à moins de trente kilomètres de Kaunata. La nuit tombait. En arrivant on nous regroupé avec des centaines de personnes, des familles entières, qui étaient alignées sur le quai. Sur les voies, il y avait plusieurs trains, avec des wagons à bestiaux, dans lesquels nous sommes montés, parmi les ordres, les cris, et les aboiements des chiens.

Lorsque mon père se rendit compte qu’avant de monter dans les wagons, on séparait les enfants des adultes, il m’a donné discrètement le sac. J’étais terrorisée, et je m’accrochais de toutes mes forces à sa main.

Un homme a passé la tête par la petite fenêtre qu’il y avait en haut des wagons, et il nous a supplié de lui donner à boire et à manger, car ils étaient enfermés dans ce wagon depuis plusieurs heures déjà. Quelqu’un du village s’est approché avec un panier plein de nourriture et a demandé à l’un des soldats l’autorisation pour le leur donner. À ce moment, l’ambiance sur le quai était très pénible, parce que l’on était en train de séparer les parents des enfants, et tout le monde pleurait. Celui qui a pris le panier à travers la fenêtre a dit à l’autre d’attendre.

- Non, prend-le ! – lui a répondu l’homme du village.

- Shhhhh !! Lui a-t-on susurré dans le wagon. Approche-toi et prends-le délicatement, sans te faire voir !

Alors qu’il récupérait son panier, il se rendit compte qu’il y avait à l’intérieur un bébé de quelques mois, qu’il réussit à emporter sans que les soldats ne s’en rendent compte.

Puis ce fut mon tour d’être séparée de mon père ; j’ai commencé à pleurer, alors qu’il essayait de me calmer et de me transmettre un peu de sérénité, avec un regard que je n’oublierai jamais. Il est monté dans l’un des wagons, et au bout d’un moment, la locomotive a commencé à s’ébranler ; le train a disparu dans l’obscurité, derrière quelques nuages de fumée.

Quelques temps après – la nuit était tombée – deux soldats m’ont ordonné de monter dans l’un des wagons remplis d’enfants. Je suis restée près de la porte, angoissée, en regardant le quai avec anxiété, en espérant que ma mère apparaisse, sans rien comprendre. (...)

Pavel Bruvers

Evêque luthérien de Liepaja

Le questionnaire

Mon frère Olavs

- On doit commencer maintenant ! – m’a dit Olavs.

- Mais tu te rends compte de ce que tu me demandes ?

- Bien sûr que je m’en rends compte. C’est pour cela que je te le dis !

Mon frère Olavs était comme ça : inquiet, passionné, et courageux. Je le suivais « à la trace » depuis que j’étais petit, bien qu’il n’ait eu que deux ans de plus que moi. J’admirais son esprit de décision, sa droiture et ses grands idéaux. Après avoir lu plusieurs livres de Soljenitsyne, il avait pris comme devise « Vivre, mais pas par le mensonge ».

- Ce n’est qu’avec la vérité que nous pourrons abattre le système soviétique – me disait-il. La vérité nous rendra libre.

Je connaissais bien ces paroles de Jésus, parce que tous à la maison, mes parents et mes autres frères et sœurs – Huta, Andrei, Edith et Daniel – nous étions tous de fervents baptistes : un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême.

Il n’y a avait qu’un petit problème : en 1970, Olavs avait vingt-trois ans et moi, vingt et un. Mais nous n’étions pas disposés à attendre que le communisme s’écroule de lui-même un jour. Combien de temps faudra-t-il attendre pour cela ? Vingt ans ? Cinquante ? Un siècle ? Olavs eut une idée plutôt géniale pour cette époque, où toute publication non approuvée par le Régime était interdite, et où il était impensable de critiquer le gouvernement. Il s’agissait de faire un questionnaire de dix questions. Quelques exemplaires de ce questionnaire seraient traduits en russe, comme s’ils avaient été préparés par la Chaire de Sociologie de Moscou. Ensuite ils seraient distribués aux gens, à Riga, en leur demandant de répondre librement. Il n’était pas nécessaire qu’ils le signent, même si ceux qui le voulaient pouvaient le faire. Nous pensions que cela serait un moyen pour réveiller les consciences.

Et nous nous sommes bien amusés en préparant les questions. Elles étaient du genre :

- Êtes-vous satisfaits de votre salaire ?

- Aimez-vous les programmes des Kolkhozes, et les nouvelles sur la production et le rendement du lait de vache ?

- Que préférez-vous faire pendant vos vacances ?

Plusieurs réponses étaient possibles. Par exemple, pour cette dernière question, on suggérait les possibilités suivantes :

Pendant mes vacances, je préfère :

- Rester à la maison.

- Aller à la campagne.

- Voyager à l’étranger.

- Faire les travaux obligatoires que l’État m’impose.

Ces questions semaient le doute sur les informations fournies dans la presse par la propagande, pour qui tout le monde était très heureux avec son salaire, s’amusait en faisant les travaux pour l’État pendant les vacances, et pour qui personne ne pouvait vivre sans connaître le niveau de production de lait atteint par les Kolkhozes cette année.

Les réponses, comme nous le pensions, furent très variées. Ceux qui signaient le questionnaire répondaient « oui » à toutes les questions, parce qu’ils pensaient que cela finirait entre les mains d’un quelconque dignitaire du Parti, et que ce serait un point positif en leur faveur. Mais pour la majorité, les réponses étaient anonymes, et mettaient en relief une vision bien différente de la vision « officielle » du Régime.

Nous voulions obtenir deux mille réponses ; mais un jour de 1974, alors que nous n’en avions que 107, un commissaire politique est entré dans mon cours de quatrième année de médecine, et m’a dit :

- Vous, suivez-moi.

Je me suis levé en silence, devant l’incompréhension de mes camarades, et je suis sorti dans la rue, où nous attendait une voiture de couleur rouge.

- Monte avec nos camarades – me dit-il sur un ton autoritaire, mais sans brusquerie.

Pendant que l’on nous conduisait au KGB, je réfléchissais à ce dont on pouvait m’accuser. Peut-être s’agissait-il de mon dernier article, et que celui-ci ne leur avait pas plu ? Nous manquions des aliments les plus basiques, et la presse n’arrêtait pas de parler des astronautes et des fusées russes. « Est-ce normal – demandais-je à la fin de mon article – qu’en pleine course spatiale, nous n’ayons pas à manger en Lettonie ? »

- Tu sais pourquoi tu es ici ? – me demanda l’interrogateur de service.

Je suis resté de marbre, en évitant que mon visage ne trahisse la moindre expression.

- Tu connais ce questionnaire ?

- Oui, bien sûr. C’est moi qui l’ai fait. C’était mon idée. Mon idée à moi tout seul – ai-je ajouté, pour qu’Olavs ne soit pas inquiété.

- Et pourquoi tu l’as fait ?

- Parce que je voulais savoir la vérité.

- La vérité sur quoi ?

- Sur ce que pensent les gens en Lettonie.

- Et pourquoi tu t’intéresses tant que ça à la vérité ?

La conversation, qui évoquait au début l’interrogatoire de Pilate, a rapidement pris un ton politique auquel je ne m’attendais pas. L’agent du KGB pensait, ni plus ni moins… qu’Olavs et moi étions des espions de l’étranger ! Cela m’amusa beaucoup. (...)

Konstantins Bojars

Prêtre

La terre est remplie de son amour

J’ai vu passer les chars russes en direction de Riga, sans que personne ne s’y oppose. La Lettonie, les lettons, sont restés paralysés. Ce fut une grande erreur. « Ils nous ont occupés ! » dit-on maintenant.  Et je me demande : « Qu’avons-nous fait pour les en empêcher ? » Rien.

Ce fut une erreur. Ils ont fusillé ou déporté les hauts responsables de l’armée.        

Puis vinrent les nazis.

À cette époque, j’envisageais de devenir prêtre. Mes parents étaient d’accord, mais comme à Redzekne tout le monde me connaissait, en 1949, j’avais dix-sept ans et je suis parti pour Riga, pour étudier avec l’évêque.

Le séminaire était clandestin : ma famille et l’évêque étaient les seuls à savoir pourquoi et dans quel but je me trouvais là.  

Ce séminaire avait peu de moyens matériels. Et il est passé par diverses péripéties : on l’a fermé, on l’a ré-ouvert, et on l’a changé d’endroit, au fur et à mesure que la situation politique évoluait. Lorsque les soviétiques sont revenus, l’évêque a décidé d’ordonner plusieurs diacres et quelques séminaristes des dernières années d’étude.

De toute façon, il était facile pour le gouvernement de dissoudre le séminaire : il suffisait de nous appeler les uns après les autres et de nous envoyer à l’endroit le plus reculé possible de l’URSS. Quelques-uns, comme moi, ont fait le service militaire dans un village de Russie où l’on construisait la ligne de chemin de fer entre Moscou et Vorkuta. Il faisait un froid terrible, qui descendait jusqu’à moins cinquante degrés. C’était supportable, parce qu’il s’agissait d’un froid sec, mais il fallait toujours bouger, pour ne pas être congelé sur place.

Face à tout cela, on comprend que ma formation sacerdotale fut précaire et agitée. Mais dans de telles conditions, il était pratiquement impossible de faire mieux ; nous ne pouvions pas voyager, ni sortir du pays, ni entrer en contact avec d’autres catholiques. En 1958, à vingt-six ans, j’ai reçu l’ordination sacerdotale. J’ai exercé mon ministère pendant cinq ans, dans une période extrêmement difficile pour l’Église.

J’ai eu une crise de vocation en 1963, et j’ai abandonné le sacerdoce.

En 1969, j’ai obtenu un diplôme universitaire en Droit, et j’ai commencé à travailler comme procureur. J’ai intégré les services de la brigade criminelle. Cette précision est importante : criminelle. Les dissidents politiques, les chrétiens – catholiques, orthodoxes, protestants – qui s’opposaient au régime pour des raisons religieuses n’étaient pas de ma compétence. Le Comité pour la Sécurité de l’État s’occupait d’eux. Ces personnes n’étaient pas de mon ressort, et je ne pouvais rien faire pour elles non plus. Mes fonctions étaient celles de n’importe quel procureur : diriger les enquêtes dans les affaires de vols, de viols, et d’assassinats. A l’époque, il n’y avait pas encore de tueurs à gage ni d’assassinats commandités : tout cela viendra plus tard.

Les huit premières années, j’ai travaillé au sein du Ministère. Puis j’ai voyagé dans différentes régions de la Lettonie, pour traquer les coupables dans plusieurs affaires. Ces recherches étaient longues, et duraient parfois deux ou trois ans : des personnes ivres qui tuaient leurs épouses au cours d’un moment de folie, des femmes qui empoisonnaient leurs maris par jalousie ou par vengeance… (...)

Iveta

Médecin militaire

Lieutenant de l’Armée Rouge !!

Les parents ne devraient jamais survivre à leurs enfants. Ma fille est morte il y a trois ans, en pleine jeunesse, à vingt et un ans. La souffrance est si grande que tu as du mal à t’en sortir ; à mon avis, je pense que les mères n’y arrivent jamais : nous allons de l’avant, nous l’acceptons et nous apprenons à vivre avec notre douleur ; mais la souffrance est bien au fond de toi et chaque photographie, chaque anniversaire, chaque souvenir est un nouveau coup et une nouvelle épreuve pour ta foi.

Et tu te demandes : « Quel sens a tout cela ? Pourquoi moi ? »

Lorsque ma fille est morte, je me suis effondrée, bien que je sois une personne avec un caractère fort. Ma mère disait que quand j’étais petite, j’étais une enfant sauvage, et que je lui faisais penser à elle au même âge. Cependant, comparée à la sienne, mon enfance fut un vrai chemin de roses. Je jouais à la poupée et je rêvais d’écrire des romans, comme toutes les petites filles ; le problème, c’est que tous mes voisins étaient des garçons, et faute d’amies, je suis allée avec eux pour jeter des pierres et me battre contre les garçons des autres bandes. Même si la question de « l’enfant sauvage » devait tout de même avoir un certain fondement, parce qu’une fois nous avons surpris un voleur, nous l’avons poursuivi – moi la première – et nous l’avons empêché de s’échapper.

De fait, je n’étais pas une petite fille « timide et craintive ». Mais les ressemblances s’arrêtent là.

Ma mère était orpheline de père, et elle a passé son enfance à Kul. C’est là qu’eurent lieu les batailles les plus sanglantes entre les nazis et les communistes. Lorsque l’histoire officielle raconte ces évènements, elle décrit les forces en présence, elle commente les stratégies, elle parle des difficultés rencontrées, et elle passe à la bataille suivante. Mais lorsque tu vis cela de près, comme ce fut son cas, et que tu vois de tes propres yeux mourir tant de soldats, jeunes pour la plupart, cela change la donne. Et tu n’oublies pas.

Mon père était professeur de gymnastique. C’était un homme grand, mince, avec les yeux bleus presque gris, et les cheveux blonds caractéristiques des lettons. Il avait un dos large et des épaules immenses de nageur. Ma mère était également enseignante, ce qui signifie que les deux étaient membres du Parti, parce que l’on ne pouvait pas enseigner sans l’être.

Je ne sais jusqu’à quel point ils étaient des communistes convaincus, parce qu’une fois, alors que nous nous promenions dans un bois, au milieu de la nature, j’ai demandé à mon père :

- Papa, est-ce que Dieu existe ?

Il a regardé le paysage sublime autours de nous, et il a hoché la tête en signe d’approbation. Rien de plus.

De toute façon, Dieu était un sujet tabou à la maison.

En 1987, lorsque je suis allée étudier à Riga à la Faculté de Médecine – qui s’appelait à l’époque faculté de Médecine et de Guerre – ces questions ne m’intéressaient pas. Les cours de médecine étaient en letton, et les cours militaires étaient en russe, parce que cette formation faisait partie de la formation pour l’Armée.

De fait, j’ai passé mon diplôme de médecin militaire de l’Armée Rouge, avec le grade de lieutenant. (...)

Silvija

Gynécologue

Une main de mère

Pendant toutes ces années, Gints et moi avons réalisé, avec cinq autres collègues, le plus grand nombre d’avortements de cette région de la Lettonie. J’en faisais, en moyenne, un par jour.

Gints, en plus d’être mon époux, était le chef du Département de l’Hôpital où nous recevions chaque année des centaines de femmes qui voulaient avorter. Il était également député et membre du conseil d’administration de plusieurs entreprises. « On s’en sortait bien », comme ont dit. Nous avions la chance de travailler ensemble, de gagner pas mal d’argent, et de jouir d’une certaine position. Nos vies étaient la preuve de la véracité de ce grand principe : « Il n’y a rien que l’homme ne puisse obtenir de ses propres forces lorsqu’il se le propose vraiment ».

Naturellement,  nous avions bien entendu quelques critiques sur notre travail, mais ni Gints, ni moi, ni les cinq gynécologues avec lesquels nous travaillions n’y attachions d’importance. Nous trouvions le moyen de nous justifier intérieurement en nous disant que nous agissions conformément aux critères que nous avions appris à la Faculté de Médecine. C’est tout un processus : au début tu ne veux pas le faire, et ensuite, au fur et à mesure que tu fais des avortements, ton cœur s’endurcit, jusqu’à ce que tu deviennes cynique. Très souvent, après avoir fait un avortement, nous blaguions en disant : « Avec tout ça, nous allons rôtir dans les flammes de l’enfer ! »

***

Tout a commencé à s’écrouler lorsqu’un jour, j’ai découvert que Gints m’avait trompée avec une autre femme. J’ai beaucoup souffert. Je ne comprenais pas. Nous avions deux petits enfants ! Et j’ai fini par penser que la seule solution possible était le divorce.

Il me demandait pardon, il me disait que c’était une aventure passagère. Je ne le croyais pas ; et surtout, je n’étais pas disposée à pardonner. « {Je ne peux pas lui pardonner} après ce qu’il m’a fait ». Nous nous disputions en permanence, et dans les moments de colère, nous nous disions des choses terribles.

Il essayait de me convaincre : « Silvija, je t’aime ; nous devons arranger tout cela, coûte que coûte. Je ne peux pas perdre ma femme, mes enfants, ma famille. Vous êtes ma vie ». Et nous nous trouvions tous les deux, pour la première fois, face à une situation qui nous dépassait, et que nous de contrôlions pas. (...)

Dina et Mārtins

Artistes

Domeniko, mon traducteur du letton, et moi rencontrons Mārtins dans la rue, alors qu’il se dirige vers le bâtiment où se trouve sa maison et son atelier, au centre de Riga. Il est pressé. Pendant que nous montons les escaliers, il nous dit qu’il doit terminer un travail urgent, parce que des clients lui ont demandé des corrections de dernière minute sur un dessin. La porte de son appartement donne directement sur deux grands ateliers : le premier est celui de Dina, avec des tubes de peinture partout, et ensuite le sien, un autre atelier d’artiste   typique.

Une porte du second atelier permet d’accéder à l’appartement familial ; l’un des enfants passe discrètement pendant que Dina commence à me raconter son histoire. Mārtins, assis à coté, nous écoute tout en gardant les yeux rivés sur l’écran, pour terminer son travail.

Dina

J’ai grandi seule, avec ma mère – me raconte Dina – Mon père ne vivait pas avec nous. J’étais une petite fille inquiète, avec une âme d’artiste, et je me posais des questions sur le sens de la vie. Je recherchais surtout la paix intérieure.

Comme tous les enfants de mon âge, j’étais pionnière communiste à dix ans, et j’avais le foulard rouge autours du cou, comme Mārtins ; à l’école, j’ai reçu la formation soviétique typique. Je ne me souviens pas que quelqu’un m’ait parlé de Jésus pendant mon enfance.

Au fur et à mesure que je grandissais, je me suis intéressée au bouddhisme. Je recherchais la paix intérieure. Comme je ne l’ai pas trouvée dans le bouddhisme, je suis allée dans une église luthérienne. Mais je ne comprenais rien aux cérémonies. Elles me semblaient théâtrales, fausses, vides. Quant aux catholiques, il vaut mieux ne pas en parler : des gens sinistres, sortis d’un vieux film, et les prêtres vêtus d’une tunique blanche… on aurait dit une secte. Je ne savais pas ce qu’ils faisaient, dans quel but ; cela ne m’intéressait pas.

J’ai lu plusieurs livres sur le New Age. Ensuite je suis devenue végétarienne, et je mélangeais l’ascétisme dans les repas avec l’alcool. A cette époque, les étudiants des Beaux Arts buvaient beaucoup, sans aucune limite.

Les artistes sont des personnes très sures d’elles-mêmes et de leurs qualités, n’est-ce pas Mārtins ? (Il acquiesce sans lever les yeux de l’écran). Et la plupart d’entre nous ne croient en rien. Moi, au moins, je reconnaissais – avec une certaine vanité – que mon talent artistique venait de Dieu.

Mais… de quel Dieu ? Du Dieu Bouddha ? Du Dieu Jésus ? Cela m’était égal. Pour moi Dieu était une sorte d’éther : il pouvait être dans l’eau, dans la nature, dans les oiseaux… Je pensais que j’étais plus intelligente que les chrétiens : ils voyaient Dieu dans une personne concrète, et moi je le voyais partout, grâce à un panthéisme qui était le fruit de mes lectures sur les religions orientales.

De toute façon, les choses n’étaient pas claires. J’avançais, et je reculais. Cette recherche a duré des années et des années.

***

En 1997, ma situation fut franchement critique : j’étais malade, sans travail, sans endroit pour vivre et avec la gorge complètement irritée. « Je prierai pour toi. Pries aussi pour moi », m’a dit un ami. J’ai suivi son conseil, et je suis allée dans une église luthérienne où l’on chantait beaucoup et relativement faux. Quelques années plus tôt, cela m’aurait fait fuir, parce que pour moi la beauté et la perfection sont très importantes.

Mais je me suis dit : « Je vais demander au pasteur ce que je dois faire pour prier et je ferai exactement ce qu’il me dira de faire ». J’ai parlé avec lui, nous avons prié ensemble, et je lui ai demandé de prier pour moi. Et le jour même, en rentrant chez moi, j’ai senti une forte amélioration dans ma gorge, et par hasard, j’ai rencontré un professeur qui m’a proposé un travail.

J’étais payée une misère : 30 lats. Avec ça, je ne pouvais même pas me payer le bus pour aller travailler, car mon boulot était à l’autre bout de Riga. J’étais toujours très malade, mais comme c’était la seule chose que j’avais, j’y suis allée, et j’ai essayé de travailler le mieux possible.

Alors que je pensais que je m’en étais sortie, je suis retombée dans l’alcool.

Alors il m’est arrivé quelque chose d’assez incroyable : Jésus – pas l’image évanescente de la divinité que je poursuivais – Jésus a commencé à entrer dans ma vie, d’une façon mystérieuse, forte et délicate en même temps. Et dans mon cœur, il me poussait à changer de vie. (...)

Viktors Velicko

Agriculteur

La procession des soixante-dix

Septembre 1993. Nous étions soixante-dix à nous mettre en procession, les uns derrière les autres, avec le sentiment d’être en train de vivre un rêve. À ce moment là, je ne sais pas pourquoi, je me suis souvenu des mots écrits sur le tableau de mon école, un 26 décembre, alors que je n’étais qu’un enfant :

Voici Viktors,

En train de demander à Dieu la sagesse…

plutôt que de venir en classe !


Sous la phrase, la maîtresse m’avait dessiné, ridiculeusement caricaturé, à genoux, les mains jointes et un visage d’imbécile, en train de regarder le ciel. Tous les enfants riaient, et le directeur de l’école a convoqué ma mère :

- Pourquoi votre fils n’est pas venu à l’école hier ?

- Parce que c’était Noël.

- Quoi ? Si vous prétendez…

- Écoutez monsieur, Viktors est élève de votre école, mais avant tout c’est mon fils. Je m’occupe de lui, je le nourris, et je l’éduque comme je veux. Et je pense continuer à le faire.

Quelques années plus tôt, on l’aurait envoyée en Sibérie. Mais nous étions sous Khrouchtchev, et déjà, on en restait au stade des menaces.

Ma mère était polonaise – il y a beaucoup de polonais par ici – une femme très belle, avec des cheveux blonds, profondément croyante, pieuse et forte. Lorsque j’étais jeune, je passais presque toute la nuit à jouer de l’accordéon, de fête en fête, et en rentrant à la maison, elle me disait : « Tu n’as pas prié ? Tu as oublié de prier, Viktors ? »

Et elle me disait, une fois et une autre, de me chercher une femme prête à avoir tous les enfants que Dieu nous enverrait.

Comme c’est bizarre… C’est justement dans l’une de ces fêtes que j’ai connu ma femme. L’une de ses sœurs avait organisé une fête dans une grange. Des divertissements familiaux, où tout le monde dansait : les vieux, les jeunes, les enfants… Mon père dansa avec elle plusieurs fois, et à la fin, il me l’a présentée en disant :

- Viktors ! Cette jeune fille est très belle et elle danse très bien ! Si tu ne te maries pas avec elle, c’est que tu n’es pas mon fils !

C’était une blague ; mais moi, comme je suis un bon fils… j’ai obéi ! {(rires)}

Jānis

Metteur en scène de cinéma

Une histoire peu édifiante.

Ça y est ? Tu enregistres ? Bien. Je commence. De toute façon, je te préviens que pour moi cette histoire est… comment dire… peu édifiante. Tu verras bien ce que tu mets. Ināra et moi nous nous sommes connus lorsque nous étions jeunes, dans les années quatre-vingt, et peu après nous avons commencé à vivre ensemble. Je faisais mes premiers pas dans le monde du cinéma, et elle terminait ses études de médecine. Elle s’est ensuite spécialisée en neurologie.

Comme il fallait s’y attendre, ni ma mère ni la sienne n’étaient d’accord avec notre situation. Elles nous disaient que si nous étions catholiques, nous devions nous marier à l’Église. Une Église où on ne nous avait pas conduit, lorsque nous étions petits – il est bon de le préciser – parce que les autorités faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour nous en empêcher.

J’avais cessé de croire en Dieu il y a longtemps, et pour moi, le « mariage à l’Église » n’était qu’une simple cérémonie sans importance : mais comme ma mère en rêvait tellement, j’ai accepté. Nous nous sommes mariés en 1983, pendant cette courte période où Andropov était au pouvoir.

Nos premières années de mariage furent plutôt agitées. Tu as sûrement déjà entendu cette célèbre définition d’Hitchcock : « Un homme est assis dans son salon. Sous la table, il y a une bombe qui va exploser. Lui ne le sait pas, mais le public, oui. C’est ça le suspense ». Eh bien, nous avions une bombe sur le point d’exploser sous la table, nous le savions, et souvent nous jouions avec elle.

Nous sommes tous les deux très impulsifs, avec un travail prenant. Au fil du temps, Ināra est devenue un médecin en vue, et elle a obtenu la chaire de Neurologie à la Faculté de Médecine de Riga. J’ai commencé à tourner mes premiers documentaires et mes premiers films. Nous avons eu des enfants. Dans le domaine professionnel, tout allait bien, mais dans le domaine personnel… Nous avons été plusieurs fois sur le point de nous séparer, chose tout à fait normale dans le monde du cinéma : la majorité de mes collègue est divorcée et d’autres changent de partenaires comme on change de chemise. Ce qui est rare, c’est de continuer à vivre ensemble, comme nous, au bout de dix ans de colères permanentes.

Je suis entré dans une période de forte crise intérieure, et j’ai commencé à avoir des problèmes avec l’alcool. Je buvais, parce que je ne pouvais plus supporter tant de désillusion, tant de tristesse. Notre divorce semblait inévitable. J’étais fatigué de vivre, et l’idée de me suicider me tournait dans la tête. C’était une conclusion logique : si l’existence est absurde, si l’homme est une passion inutile, quel sens cela a-t-il de continuer à vivre, alors que chaque nouvelle journée ne t’apporte que frustration et souffrances ?

En 1993, je ne me souviens plus quel mois, Jean Paul II est venu en Lettonie, et nous avons été invités, avec plusieurs personnes du monde de la culture – des metteurs en scène, des acteurs, des gens de la télévision – à assister à une cérémonie. J’y suis allé par simple curiosité : c’était un pape polonais, il avait résisté au communisme, il aimait le théâtre… Et lorsque je l’ai vu, lui qui débordait d’espérance et de joie, j’ai prié au fond de moi :

- Mon Dieu, si tu existes, aide-moi à me convertir.

C’était la première fois que je priais depuis mon enfance. Au cours de mon adolescence et de ma jeunesse, j’avais eu d’autres dieux : l’argent, le triomphe, le sexe… J’avais atteint la plupart de mes objectifs, et je pensais que je n’avais pas besoin de Dieu. Je ne sais pas comment cela se passe chez les autres ; mais je pense que dans des situations comme la mienne, lorsque tu es dos au mur, Dieu est coincé – c’est une façon de parler, comprends-moi bien – entre le dos et le mur. Nous ne lui laissons qu’une seule possibilité pour nous sauver : le chemin de la souffrance.

Et donc il permet que nous souffrions, parce que c’est seulement lorsque tu as touché le fond, lorsque tu es en dessous de tout, dans la misère la plus absolue, que tu te rends compte que tu as besoin de lui. Peut-être que cela n’arrive pas toujours comme ça, mais cela a été le cas pour moi : les gens ne se souviennent de Dieu que lorsqu’ils ont atteint leurs limites et qu’ils sont sur le point d’exploser. Le temps que l’on n’a pas atteint cette limite, on oublie ce qui fait souffrir Dieu et les autres.

Ma conversion fut le fruit de la grâce : il n’y a pas d’autre explication. (...)