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Estonie

Extraits de témoignages de chrétiens et de dissidents de l'Estonie, sous le régime nazi puis surtout sous le régime communiste

José Maria Camean

Professeur de théatre

Un argentin en Estonie

Je suis argentin et j’habite en Estonie depuis de nombreuses années. À cause de ma connaissance de la langue et de mon amitié avec quelques journalistes, lorsque le pape François a été élu le 13 mars 2013, on m’a demandé de participer à plusieurs interviews à la radio et à la télévision. J’ai été interviewé par une chaîne d’information en langue russe, par la radio Viker, par Klaasika et par une autre radio d’information nationale. En plus des questions auxquelles on pouvait s’attendre – est-ce que je connaissais le nouveau pape avant de venir en Estonie (je ne le connaissais pas) – on m’a posé des questions plutôt déconcertantes :

- Quels sont les projets du pape pour l’Église ?

C’est que je ne suis pas l’Esprit Saint, pensais-je au fond de moi, tout en essayant de me sortir de ce mauvais pas.

L’intérêt et la sympathie suscités par la figure du pape François chez les estoniens m’ont franchement surpris, surtout en pensant que dans ce pays, les catholiques sont une minorité, et que la majorité de la population a été formée dans l’idéologie d’un régime « qui s’est plus préoccupé de faire pousser les goulags que le blé, et de produire des cadavres plus que des biens de consommation ». Plus encore, il a essayé d’étouffer – sans y parvenir – la vie spirituelle du peuple.

J’ai été très heureux de voir ce même intérêt chez mes élèves, parmi lesquels, là encore, il y a très peu de catholiques. Je suis professeur dans une école promue, avec d’autres personnes, par Lembit Peterson , un directeur de théâtre et un acteur très connu en Estonie.

Ce travail est un vrai challenge pour n’importe quel professeur, parce que les élèves « artistes » de ma classe – certains étudient la peinture, la musique, ou a sculpture – sont plutôt renfermés, timides et introvertis, alors que ceux qui étudient le théâtre sont toujours exultants, joueurs, et ne tiennent pas en place.

Ils ignorent quasiment tout de la foi ; en même temps, ils manifestent un intérêt sincère et profond pour trouver la vérité, intérêt qui fait souvent défaut chez les jeunes dans les pays de vieille tradition chrétienne. Je constate que les paroles du pape François s’accomplissent au pied de la lettre chez mes élèves estoniens : ils sont très reconnaissants qu’on leur parle du Christ dans leur vie quotidienne, dans les « périphéries » où ils vivent, en partageant avec eux cette vie quotidienne, leurs peines, leurs joies, leurs angoissent et leurs espérances.

Ils savent que je suis catholique, et souvent ils me posent des questions. Grâce à Dieu, nous avons créé entre nous un climat de confiance sincère, qui nous permet de parler en toute liberté, tout en nous respectant mutuellement. En plus d’être leur professeur – très exigent, selon eux – je mets les moyens pour être leur ami en dehors des classes : nous avons nos plans communs, nous jouons de la guitare, nous organisons des barbecues ou des fondues au chocolat, nous faisons du patin à glace ou des parties de laser game… Je les accompagne aussi dans des œuvres de charité ; par exemple, nous préparons ensemble des repas pour des pauvres dont s’occupent les Missionnaires de la charité de Mère Térésa.

Cette confiance réciproque se manifeste de mille manières : je me souviens qu’un jour, toute la classe est venue chez moi par surprise – j’habite dans un centre de l’Opus Dei – tous déguisés ; d’autres sont allés saluer mes parents, qui étaient venus me voir depuis l’Argentine. Nous avons fait plusieurs excursions ou pèlerinages à des sanctuaires mariaux – chose qui leur a beaucoup plu, même si la plupart n’est ni catholique ni croyant – spontanément, des questions sur la foi et la religion surgissent régulièrement au cours des conversations.

 Velo Salo

Prêtre au parcours atypique...

Le golfe du Bengale

- Voyons : qui sait où se trouve le golfe du Bengale ?

- Moi monsieur ! – dis-je, en levant la main – Au nord-est de l’océan indien !

Mon maître et mes camarades sont restés sans voix. Il n’était pas courant qu’un garçon de mon âge sache cela. Mais j’avais un avantage : mon père, Lalsis Endel et ma mère étaient tous les deux enseignants dans le primaire, et à la maison, on respirait un grand amour pour la culture.

Je ne sais plus quel âge j’avais, mais ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire, je ne sais pas pourquoi, ainsi qu’un autre : je me vois à quatre ans, à l’école, transi de froid pendant l’hiver, et emmitouflé sous plusieurs couches de vêtements, comme les autres enfants de ma classe. À cette époque je m’appelais Maple. Maple Endel.
Je suis né le 5 novembre 1925, dans un petit village du conté de Viljandi, au sud de l’Estonie. Mes parents m’ont donné ce nom lorsqu’ils m’ont baptisé dans l’église orthodoxe, l’un des rares grands bâtiments qu’il y avait dans mon village, avec l’école, deux magasins, la mairie et un moulin à vent, qui a disparu aujourd’hui.

J’ai de bons souvenirs de mon enfance. Des souvenirs qui, au fur et à mesure que passe le temps, deviennent plus clairs et plus précis. J’étais un enfant heureux dans un foyer chrétien, où l’on ne parlait pas beaucoup de religion, mais où l’on vivait de nombreuses vertus. L’Estonie avait obtenu l’indépendant à laquelle elle rêvait depuis des siècles, et elle jouissait de la liberté pour la première fois de son histoire.

J’étais l’aîné de quatre enfants,   trois garçons et une fille – et dans notre ferme, située pas très loin du village, sur trois hectares de terrain, nous avions tout ce qui pouvait rendre heureux un enfant : trois vaches, plusieurs chevaux, et beaucoup d’animaux, des porcs, des moutons, des dindes, des oies …

À la fin de l’école primaire, mes parents m’ont envoyé au collège de Põltsamaa, à Jogeva, une ville relativement proche de la maison. J’étais interne, et j’ai reçu mes premiers cours de latin, une langue qui aura une importance décisive dans ma vie.

En 1939, j’avais quatorze ans, le malheur s’est abattu de nouveau sur l’Estonie. En octobre, cent vingt cinq mille soldats de l’Armée Rouge ont traversé nos frontières. Mon père fut destitué de son poste de directeur d’école, et notre monde a changé.
Au milieu de l’année suivante, le 16 juin 1940, deux jours après l’occupation de Paris par les troupes allemandes, le gouvernement de Moscou a accusé faussement le gouvernement estonien de conspirer contre l’URSS et a exigé la formation d’un nouveau gouvernement, qui a dû accepter l’occupation de tout le territoire par les forces armées. Que pouvait faire un pays de moins d’un million d’habitants comme le nôtre face à la puissance du géant russe ? Quelques jours plus tard, la République d’Estonie cessait d’exister, et le 6 août, elle devenait, par la force, bien que de façon légale en apparence, la nouvelle République de l’Union Soviétique.

Nous sommes restés sous domination russe jusqu’en 1941, lorsque les troupes nazies – que certains pensaient être nos libérateurs – ont envahi l’Estonie. Assez rapidement ils se sont rendus compte qu’il n’en était rien.

Je continuais mes études au collège, j’y avais quelques bons amis. J’ai fait plusieurs fois la troisième année, non pas parce que j’avais des mauvaises notes, mais parce que chaque nouvel envahisseur changeait les programmes scolaires. Et juste avant de terminer mes études secondaires, comme je savais que j’allais être réquisitionné de force par l’armée allemande – les garçons de mon âge étaient de la chair à canon pour la guerre – j’ai décidé de déserter. Et j’avais pleinement conscience des conséquences de mon acte : la peine de mort.

J’ai intégré, avec d’autres volontaires estoniens, un bataillon qui voulait lutter contre l’Armée Rouge et j’ai réussi à arriver en Finlande. Je savais manier une arme. La majorité des volontaires était très jeune, et nous nous appelions les garçons finlandais. (...)

Lagle Parek

Ancienne ministre

Les aventures d’une exploratrice

Le 17 avril 1941 fut une journée agitée dans toute l’Europe. En Grèce, les troupes d’Hitler avaient pris l’enclave de Kalambaka. En Yougoslavie, l’armée nationale s’était rendue aux troupes allemandes. En Croatie, on avait promulgué un décret condamnant à mort toute personne qui « agirait contre l’honneur ou les intérêts vitaux de la nation croate » ; des tribunaux spéciaux s’occupaient d’appliquer cette peine, et l’on était condamné en trois heure de temps. En Autriche, en Tchécoslovaquie, on vivait sous la botte nazie, et le camp d’Auschwitz-Birkenau fonctionnait « à plein régime ».

Cependant pour la famille Parek, domiciliée à Parnu, une petite ville de l’Estonie sur les bords de la Baltique, au sud-est du pays, ce fut un jour heureux. Karl Parek, capitaine de l’armée, et son épouse, Elsbet Marek, historienne de l’art et directrice du musée de la ville, fêtèrent la naissance de leur seconde fille, qu’ils appelèrent Lagle.

C’est moi !

Deux mois après ma naissance, le 13 juin 1941, il y eut en Estonie une grande déportation, que l’on appela avec euphémisme « évacuation forcée ». Des officiers soviétiques, aidés par des membres du parti communiste, dans un mouvement bien coordonné, ont fait irruption la nuit dans de nombreuses villes, villages et hameaux et ont commencé à sortir de leurs maisons par la force des milliers de personnes, qu’ils ont envoyées en Sibérie. Au cours de l’une de ces journées, plusieurs agents du NKVD, le Commissariat du peuple pour les Affaires Internes soviétique, sont arrivés à Parnu, dans notre maison ; ils ont arrêté mon père pour le simple fait d’être militaire estonien – à leur yeux, un ennemi du peuple – et quelques temps après, l’ont assassiné.

Ma mère est restée veuve en pleine jeunesse, avec deux filles – ma sœur Eva, dix ans, et moi – et ma grand-mère Anna, qui était actrice.

***

Ma grand-mère avait une personnalité particulière. À la fin du XIXème siècle, lorsqu’elle a dit à sa mère qu’elle quittait la maison pour se consacrer au théâtre, comme on pouvait s’y attendre, mon arrière grand-mère a poussé des cris et a levé les bras aux ciel :

- Je ne le permettrai pas ! Si tu t’en vas, tu devras marcher sur mon cadavre !

- Eh bien, je marcherai dessus, s’il le faut ! – lui a répondu Anna.

Mon arrière grand-mère s’est couchée par terre, et Anna, bien droite, en levant le menton, a enjambé le corps de sa mère et s’en est allée. J’avoue que la scène est un peu théâtrale, mais nous sommes en train de parler d’une actrice dramatique…

Bien des années plus tard, pendant ma jeunesse, il n’était pas nécessaire d’aller au théâtre pour assister à des scènes dramatiques. La vie nous les fournissait, et ce en abondance. Des milliers de familles vivaient terrorisées, dans la crainte d’entendre la nuit des coups de poings à la porte, signe de leur déportation imminente.

Peu de temps après l’assassinat de mon père, il est arrivé quelque chose à laquelle personne ne s’attendait : l’opération « Barbarossa » commença au petit matin du 22 juin 1941. L’armée allemande traversa la frontière polonaise, brisant ainsi le pacte Germano-Soviétique, par lequel le IIIème Reich et l’URSS s’étaient partagés l’Europe.

Plus tard, ma mère m’a raconté la joie de nombreux estoniens en écoutant la radio, le 1er juillet : les troupes allemandes étaient arrivées à Riga ! Elles arriveraient rapidement à Parnu, où nous habitions !

Ce ne furent pas les troupes nazies qui arrivèrent chez nous le 10 juillet, mais les partisans estoniens. Pendant deux semaines, les soviétiques se sont battus contre les allemands dans des combats féroces, qui ont laissé la ville en ruine. Avec de nombreuses scènes de cruauté. Les hommes de Staline ont tué 192 prisonniers, et se sont enfuis sans les enterrer. Et après quasiment deux mois de combat, les troupes du IIIème Reich, aidées par des combattants locaux, sont entrées dans Tallin, où elles ont été reçues en libérateurs.

Les libérateurs ! Lorsque les estoniens se sont rendus compte de leur erreur, il était trop tard. Les couleurs bleu, blanc et noir de notre drapeau ont été remplacées par la croix gammée nazie, le gouvernement provisoire a été privé de ses fonctions, et le pays a été incorporé à la province allemande du Reischskommisariat Ostland.

Ma famille a survécu comme elle a pu pendant l’occupation nazie, qui a duré jusqu’à l’automne 1944. Le débarquement en Normandie avait déjà eu lieu, et au fur et à mesure que l’encerclement des troupes alliées se resserrait, l’armée allemande était obligée de se replier vers le sud du pays, dans une grande débandade. De nombreux estoniens pensèrent que le moment était venu pour le pays de reprendre son indépendance.

Nouvelle erreur. De nouveaux les troupes de Staline prirent le pouvoir, même si quelques-uns d’entre nous continuaient à rêver – comme l’écrit un romancier contemporain – que les pays de l’Occident viendraient nous aider : « Je répète que si les anglais viennent nous sauver, les choses s’arrangeront ; les américains viendront, Truman, l’Angleterre, le salut viendra en vagues si blanches qu’il n’existera plus qu’un blanc plus blanc : celui du drapeau de l’Estonie ». (...)

Lembit Peterson

Acteur de théâtre

Poussière, sable et argile.

Comme des milliers d’estoniens, mon grand-père a été déporté en Sibérie. Ils l’ont fait monter dans l’un de ces wagons à bestiaux, et lorsqu’ils étaient près de Moscou, ils l’ont assassiné. Mon père avait quatorze ans, et cela a laissé en lui une blessure incurable de peur et de tristesse. Dès lors, le mot « Sibérie » pesait sur ma famille comme une chape de plomb.

La peur engendre le silence et ferme les lèvres. Chez moi, comme dans la majorité des foyers estoniens de l’époque, on ne faisait allusion à certains sujets qu’en chuchotant ou par des allusions voilées.  J’étais trop petit pour comprendre ce qui se passait.

Ma grand-mère a baptisé mon père en secret dans l’Église Orthodoxe ; et bien des années plus tard, après son mariage, mon père n’osait toujours pas mettre dans le salon un sapin avec des bougies pour Noël. Je me suis rendu compte de cela plus tard, parce qu’au début des années cinquante, lorsque je suis né, la peur dominait tout. C’était comme une boue collante, comme cette obscurité dans laquelle est plongée la salle de théâtre avant une représentation. On racontait peu de choses aux enfants, parce que les instituteurs posaient des questions vicieuses en classe pour découvrir les familles « contre-révolutionnaires »

Tout cela explique que pendant mon enfance, je n’ai jamais entendu parler du christianisme, sauf pendant quelques conversations isolées avec ma grand-mère maternelle, qui était plutôt agnostique. Cependant j’avais soif de Dieu, et je le sentais mystérieusement à mes cotés. Dieu demeurait en {back-stage}, dans cette partie de la scène qui n’est pas visible du public ; mais il était là, il m’accompagnait : je n’en ai aucun doute.

Mes deux grandes passions de jeunesse étaient le football et le théâtre, comme pour des millions de jeunes. Et j’ai décidé de faire de l’une d’entre elles ma profession ; en 1971, après le baccalauréat, je me suis inscrit à l’École d’Art Dramatique de Tallin. J’y ai découvert un univers culturel et spirituel différent : celui des grands dramaturges européens, comme Shakespeare – Hamlet fut ma première pièce de théâtre – ou Molière ; et par leur intermédiaire, j’ai connu Jésus et le christianisme. Je ne connaissais de Jésus que le nom ; mais le simple fait de le prononcer me donnait la paix : Jésus, Jésus, répétais-je de nombreuses fois dans mon cœur.

Et sans savoir comment, j’ai commencé à prier.

Dès le début, comme pour tant d’autres acteurs, je n’ai eu d’autre remède que d’avoir recours à diverses occupations pour survivre. J’ai été bibliothécaire, éditeur pour une publication technique, rédacteur de la Voix de la Jeunesse, et lorsque cela fut nécessaire, ouvrier en bâtiment.

Je me suis marié très jeune, au début des années soixante-dix, plein de doute sur le sens de la vie, sur l’amour et la douleur… et je suis passé par une longue nuit obscure, dont je ne souhaite pas parler. Je dirais simplement que dans ces moments de trouble intérieur, j’ai eu recours à Dieu de toutes mes forces, et qu’il m’a répondu.

Parmi les difficultés auxquelles je devais faire face, il y avait le fait que je ne savais pas harmoniser ni concilier ma vie de jeune père de famille avec ma carrière d’acteur. J’étais chez moi, en train de m’occuper de mes jeunes enfants, et une demi-heure plus tard, je montais sur scène et je devenais un assassin, un psychopathe ou un prince du Danemark. J’incarnais la colère, le désir, la passion, l’orgueil, l’ambition, la luxure, la négligence, la rancœur … et très souvent je me posais des questions sur ma véritable identité : qui suis-je vraiment ? La somme de tous mes personnages ?

N’y a-t-il pas un peu de moi en chacun d’eux ? (...)

Mari Järvi

Musicienne

Avant et après

Je lui ai donné la main, et il l’a serrée entre les siennes. Il n’a rien dit, mais de son regard il m’a transmis encouragement, espérance et consolation. Je n’ai pas eu besoin de parole pour le comprendre : « Je sais ce que vous avez vécu et ce que vous êtes en train de vivre. Je l’ai expérimenté dans ma propre chair. Continuez de lutter ! »

En rentrant en Estonie, mon pays natal, j’ai commencé à revoir mon existence, qui, depuis cette brève rencontre, a été divisée en un « avant » et un « après ».


Avant

J’ai connu Teet en 1964, lorsque j’avais cinq ans, à l’école primaire de Tallin. Nous étudions dans le même institut, et au fur et à mesure que nous grandissions, nous sommes devenus amis. Nous étions tous les deux passionnés de musique et de nombreuses autres questions dont on ne pouvait pas parler à haute voix pendant la période soviétique.

Après l’école primaire et le collège, nous nous sommes retrouvés au Conservatoire. Comme la plupart des estoniens, Teet était un homme réservé, timide en apparence, tranquille et serein ; mais lorsqu’il commence à jouer de son instrument, il libère toute son énergie vitale et se transforme en un Tsunami.

Je suis beaucoup plus expansive ; c’est peut-être pour cette raison que j’ai été nommée, à dix-sept ans, secrétaire du Konsomol des Jeunesses Communistes de Tallin. Je n’étais pas une communiste convaincue ; mais j’aimais les activités que l’on y organisait, comme le ping-pong, la gymnastique et les excursions ; Teet avait l’habitude de venir à ces sorties. Il était pratiquement obligatoire à cette époque d’appartenir aux jeunesses communistes ou à tout autre organisation officielle, pour obtenir pus tard une bourse d’étude.

Il étudiait le violoncelle et moi le piano. Nous habitions près l’un de l’autre, et il me raccompagnait tous les jours chez moi, en faisant un long détour par la forêt, là où maintenant ils ont installé le zoo. Peu après nous nous sommes fiancés.
J’ai vécu dans cette maison depuis l’âge de trois ans : c’est ici que j’ai grandi, ici que je me suis mariée, et ici que sont nés et ont grandi mes enfants. Mes parents m’ont aidé à planter les arbres du jardin, comme ce bouleau à l’entrée, que j’ai planté lorsque j’étais petite : je devais avoir trois ans.

Une partie de ce salon servait de chambre pour les cinq frères et sœurs. Il doit avoir environ deux mètres de long par trois mètres de large. Aujourd’hui cette étroitesse m’attriste ; mais dans les années soixante, il était normal de vivre de cette façon, tout au moins en Estonie. Nous nous sentions mêmes privilégiés, parce que nous n’étions pas obligés de vivre dans ces immeubles de style soviétique, où chaque famille occupe un appartement.

Je continue de parler de Teet. En plus de la musique, nous aimions voir les monuments de la Vieille Ville. S’y promener, c’est comme ouvrir un livre d’histoire de l’art. Il y a des vestiges des différentes occupations que nus avons subies au fil des siècles : l’occupation allemande ; l’occupation suédoise, avec la tour de l’église saint Olavs ; l’occupation russe avec la cathédrale orthodoxe et ses clochers à bulbe… Et un jour, fin décembre 1976, alors que nous nous promenions, Teet me proposa :

- Pourquoi nous n’irions pas à la Messe de Noël dans l’église catholique, pour voir comment c’est ?

- Très bien – lui dis-je. Et nous sommes arrivés devant la porte de l’église, qui est au centre de la vieille ville, à six heures du soir.

En entrant, j’ai été un peu déçue. Elle était de taille moyenne, de style néogothique. Elle était bien entretenue, mais il n’y avait aucune œuvre d’art de qualité. Presque tous les fidèles étaient lituaniens ou polonais, la plupart âgés. Mis à part Teet et moi, il n’y avait pas de jeunes.

J’avais une connaissance élémentaire et pleine de préjugés sur le christianisme ; au fond, je n’en savais pratiquement rien. Et sur le catholicisme, encore moins. J’avais entendu dire chez moi que mon père avait été baptisé dans l’Église Orthodoxe, et ma mère dans l’Église Luthérienne. Moi, bien sûr, je n’étais pas baptisée.

À un moment bien précis, pendant cette messe, j’ai pensé :

- Ici c’est chez moi. Je veux être catholique.

Je portais sur moi un insigne en métal avec la faucille et le marteau ; je l’ai enlevé discrètement, et je l’ai jeté.

Ce fut pour moi un changement inexplicable. Cette – comment dire – illumination imprévue ne correspondait pas à mon éducation, ni à mon caractère, ni à mon histoire personnelle, ni à l’ambiance dans laquelle j’avais grandie. Ce ne fut pas une émotion esthétique : j’avais vu des églises beaucoup plus belles à Tallin. Les chants que j’entendais – la musique est si importante pour moi – n’avaient rien de particulier.

Ce ne fut pas une émotion, je n’étais pas en transe. Dieu m’a donné une lumière intérieure très profonde, et une clarté ineffable qui m’ont accompagnés depuis, avec cette certitude :

- Ici c’est chez moi. Je veux être catholique.

Je ne savais rien du catholicisme, sauf que j’étais appelée à en faire partie. À la fin, Teet et moi sommes rentrés ensemble à la maison, comme d’habitude.

- Alors, qu’est-ce que tu en as pensé ?

- Bien – lui dis-je, sans plus. Intéressant.

Et nous avons parlé d’autres choses. (...)

Stéphanos II

Métropolite orthodoxe de Tallin

Je ne suis pas ici par hasard.

Ma famille, les Charalambides, est originaire de Chypre, une petite île de la Méditerranée, qui depuis des siècles est comme une sorte de pont entre deux mondes. Même si elle est géographiquement située au sud-est de l’Asie, elle appartient pleinement à l’Europe d’un point de vue culturel et politique. Mon père gardait précieusement la tradition orthodoxe de nos ancêtres, qui ont entendu la Bonne Nouvelle au 1er siècle des lèvres des apôtres saint Paul et saint Barnabé, comme on peut le lire dans les Actes des Apôtres.

Plusieurs années avant ma naissance, mes parents se sont installés à Bukavu, capitale du Sud-Kivu, une région africaine à la frontière entre le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie. Le pays s’appelait alors le Congo Belge, et Bukavu, l’ancienne Costermansville, était une ville aussi tranquille que les eaux du Lac Kivu.

Mais lorsque mon pays a changé de nom pour s’appeler le Zaïre, puis la République Démocratique du Congo, Bukavu est devenue, bien malheureusement, le théâtre de haines racistes entre les troupes rebelles et l’armée gouvernementale. De nos jours ma ville est tristement synonyme de tueries, de viols, dans les campements des réfugiés Hutus qui fuyaient le génocide du Rwanda, et synonyme de violence en général.

Lorsque je suis né, le 29 avril 1940, la paix régnait encore à Bukavu. Mon père était profondément chrétien, et m’a transmis sa foi de façon vibrante et intacte : le Christ était la raison, la force et le sens de sa vie. Inversement, et contrairement à ce qui arrive d’habitude, ma mère – une femme bonne et affectueuse – gardait une attitude rationaliste et sceptique vis-à-vis de la religion.

J’ai étudié au collège des jésuites, qui non seulement m’ont aidé à garder la foi, mais l’ont fortifiée, dans un pays où les orthodoxes sont une minorité. Après le Baccalauréat, j’ai pu accomplir mon grand rêve : étudier en Europe. J’ai commencé la première année d’études de médecine à l’université Catholique de Louvain, en Belgique ; mais lorsque j’ai compris clairement que Dieu m’appelait au sacerdoce, j’ai laissé tombé mes études pour m’installer à Paris et suivre des cours de théologie à l’Institut Théologique Saint Serge, où j’ai vécu jusqu’en 1965.

Le « Saint Serge », comme nous l’appelions, avait été fondé dans les années vingt par le métropolite orthodoxe Eulogio Gueorguievsky, et était – et continue de l’être – une référence pour l’Orthodoxie mondiale.

J’ai été ordonné diacre en 1963, et j’ai terminé mes études à la Faculté de Théologie de la Sorbonne. Grâce à Dieu, ma mère a vécu pendant ces années un long processus de transformation spirituelle, au bout duquel elle est devenue une chrétienne convaincue. Dans un certain sens, ce processus s’est achevé le jour de mon ordination sacerdotale, le 17 novembre 1968 : dès lors elle a vécu une vie d’une grande piété, et elle a terminé ses jours au sein de l’Église Orthodoxe, en nous laissant un magnifique exemple de mère et de chrétienne.

Mes premières années en tant que prêtre ont été remplies d’activités pastorales. La société française, qui vivait au rythme du récent mai 68, se déchristianisait lentement. Ce fut une époque de grands changements politiques et culturels. En 1972, j’ai été nommé {protosyngellos } (vicaire épiscopal).

Quinze ans plus tard, j’ai été ordonné évêque de Naziance. À cette époque, j’habitais Nice où, en plus de m’occuper des fidèles orthodoxes de la région, j’étais secrétaire de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France ; je faisais aussi des cours de patrologie au séminaire catholique, et je m’occupais des questions en rapport avec la télévision et la radio, en tant que Président de la commission pour les moyens de communication des églises orthodoxes de France.

Ma vie a pris un nouveau tournant, assez radical, le 9 mars 1999, lorsque le Congrès de l’Église Orthodoxe d’Estonie – un pays qui m’était inconnu – m’a élu Métropolite.

Et je suis allé vivre à Tallin, une ville surprenante pour un homme aux racines méditerranéennes comme moi, né en Afrique, et ayant étudié à Louvain et à Paris. (...)

Philippe Jourdan

Evêque de Tallin

Tout est fait, tout reste à faire.

Labatut

Les années de mon enfance ont été réglées comme du papier à musique : à Labatut, le village des Landes où je suis né en 1960, les évènements se répétaient avec une précision de métronome. Nous allions nous baigner l’été dans la Gave de Pau, la rivière qui passe par Lourdes. Au début de l’automne, on voyait venir la religieuse qui inscrivait les enfants au catéchisme. Ensuite venait le directeur de l’école de rugby, qui remplissait les fiches de son équipe. Puis c’était la rentrée des classes, et après l’apparition de Monsieur l’Hiver, on commençait les batailles de boules de neige, et on mettait les sabots de bois pour sortir dans la rue.

Les dimanches se suivaient et se ressemblaient, immuables. Le matin, ma mère nous habillait en blanc et nous emmenait à la messe à l’église Saint-Romain. Suivant la tradition, les femmes se mettaient aux premiers rangs sur le coté gauche, et les hommes au dernier, près de la porte. Les jeunes filles se mettaient sur les bancs de droite, et les garçons derrière, pour que les mères puissent les surveiller facilement en tournant la tête. L’après-midi, nous mettions, avec mes frères, nos maillots blancs et bleus, et mon père nous emmenait au match de l’Aviron Bayonnais. Nous criions comme des fous, et la passion était à son comble lors du derby contre le Biarritz Olympique, l’autre équipe basque. Alors nous chantions tous, avec les autres supporters :

Alleeeez, Alleeeeez ! Les bleus et blancs de l’Aviron Bayonnais !

À cette époque mon père s’était éloigné de la foi, même si l’expression est un peu forte : on pourrait dire qu’il était perplexe, hésitant… Il était pilote dans l’armée de l’air, lieutenant-colonel, et il s’était battu pendant les guerres du Vietnam et d’Algérie. Même s’il n’en parlait jamais, tant d’horreur et de sang avaient produit en lui une profonde crise intérieure.

Après ma naissance à Labatut, ma mère est rentrée en Algérie, où mon père travaillait. Nous habitions Oran, et ma famille a connu de près les conséquences de l’échec du coup d’état militaire de 1961, les attentats terroristes de l’OAS, les offensives du FLN, les représailles, et de façon générale, la misère morale de la guerre. La guerre d’Algérie fut particulièrement sanglante : on estime le nombre de morts à un million environ. En 1962 nous sommes rentrés en France, avec de nombreux colons français, italiens ou espagnols.

Dans les petits villages, il est assez courant que les gens s’appellent par leurs surnoms ; le mien n’échappait pas à la règle. À Labatut nous étions les Palehé – les peaux de fer, en gascon –. C’était en fait le nom de ma maison. Et à dix ans, le petit Philippe de Palehé a été envoyé par ses parents, contre sa volonté, à l’internat du Lycée Notre Dame du Sacré Cœur Cendrillon, à vingt kilomètres de Dax, pour ses études secondaires.

Malgré mes appréhensions initiales, j’ai eu de bons amis à l’internat. Des amies, moins, parce qu’il y avait peu de filles, et la direction du collège les maintenait prudemment éloignées de nous. Exagérément éloignées, pensions-nous. Nous étions en 1975, nous avions quinze ans, et nous avons organisé une espèce de révolution pour changer la situation. Comme j’avais de bonnes notes, j’ai été nommé délégué des élèves. Notre objectif pouvait se résumer de la façon suivante : « plus d’égalité, plus d’intégration, plus de filles ». Notre stratégie mise en place prévoyait de gagner l’aumônier à notre cause : si nous arrivions à le convaincre, nous pourrions compter sur un vote de plus en notre faveur auprès de la direction.

Je suis allé lui parler, et j’ai réussi à lui faire un vrai discours type « mai 68 ».

- Nous avons besoin de plus d’intégration ! Nous avons besoin de plus de filles !

- Philippe tout cela me semble très bien – m’a-t-il répondu patiemment – Mais ce dont tu as besoin, c’est de te confesser. Et si possible toutes les semaines.

C’est ce qu’on appelle au rugby « un arrêt de volée avec renvoi aux 22 » : le jeu est arrêté, et c’est l’équipe qui défend qui reprend l’initiative. Et même si j’ai eu la typique réaction d’adolescent du genre {mais-de-quoi-vous-me-parlez}, de fait j’ai commencé à me confesser plus souvent. Nous n’avons pas réussi à ce qu’ils admettent plus de filles, mais j’ai reçu l’un des meilleurs conseils de ma vie.

À la fin de mes années au lycée, mes professeurs ont conseillé à mes parents de mettre les moyens pour que je puisse intégrer les classes préparatoires aux écoles d’ingénieur au lycée Louis le Grand, à Paris. Le lycée est l’un de ceux qui a le plus de prestige en France, et l’un des plus difficiles. Et à dix-sept ans, de nouveau contre ma volonté, je suis monté à Paris, comme on dit dans le sud. (...)

Igor Zhuriari

Journaliste

Il n’est jamais trop tard

Je devais avoir trois ou quatre ans, et c’est l’un des premiers souvenirs de ma vie. Les rues de Tallin étaient silencieuses, recouvertes de neige. Il faisait froid, et il était tard : environ minuit. Mon grand-père, un membre connu du Parti Communiste, a capté sur le poste de radio une émission étrangère. Rapidement, il s’est mis à genoux au milieu du salon, à coté du poste. Je ne l’avais jamais vu ainsi, le visage entre les mains, prostré sur le sol, en train d’écouter des mots étranges et inconnus pour moi.

Des années plus tard, j’ai su qu’il s’agissait de Radio Vatican, et que mon grand-père suivait la retransmission de la Messe de Minuit, la nuit de Noël, célébrée par le Pape à Rome. Mais j’ai mis du temps à comprendre ces trois mots : messe, nuit de Noël, Pape.

Je suis né très loin d’ici, sur l’île de Sakhaline, dans l’Océan Pacifique, au nord du Japon, où mon père, militaire dans l’Armée Soviétique, avait été muté. Nous étions une famille modeste de bons communistes, membres du Parti, dans laquelle on ne parlait jamais de religion. Néanmoins, Dieu s’est rendu présent dans ma vie, une fois, et une autre, pendant mon enfance et mon adolescence.

J’étais encore enfant lorsqu’ils ont envoyé mon père en Estonie, un petit pays à l’extrême nord du monde, à côté de la Baltique. Sur ses 1 300 000 habitants, 25 pour cent sont d’origine russe.

Comme je viens de le dire, Dieu est venu à ma rencontre, et ce de façon peu commune. Ou peut-être a-t-il choisi la seule façon possible dans cette Estonie des années soixante-dix, gouvernée par un pouvoir qui considérait la religion comme l’Opium du peuple. J’avais dix ans lorsque j’ai trouvé à la maison un livre intitulé « Evangile » qui réfutait, point par point, les enseignements d’un dénommé Jésus-Christ. Je savais qu’il y avait quatre livres avec le même titre qui racontaient sa vie ; mais je ne les avais jamais vus. J’avais beau être petit, au fur et à mesure que je lisais ce livre, ce que disait ce Jésus-Christ que l’on critiquait tant me semblait plein de bon sens. Mais je n’ai pas osé demandé des précisions à qui que ce soit à la maison – et encore moins à l’école – parce que je savais que tout ce qui touchait à la religion était source de problèmes.

À la fin de mes études secondaires, je suis allé étudier la philosophie à Tartu, et cela m’a permis de lire une abondante littérature écrite par des chrétiens, de Dante à Cervantes, qui m’ont montré la réalité et la richesse spirituelle du christianisme, et concrètement du catholicisme. L’intuition que j’avais eu lorsque j’étais enfant, lorsque je lisais ce contre-évangile, est devenue très forte dans mon âme : la vérité était là. Mais les choses ne sont pas allées plus loin.

Lorsque j’ai terminé mes études, je suis allé vivre à Narva, sur la frontière russe, où j’ai fait la connaissance d’une biélorusse, et nous nous sommes mariés. J’ai été très surpris d’apprendre qu’elle était catholique, comme sa mère, et qu’elle avait été baptisée toute petite. Elle ne pouvait pas aller à la messe, parce qu’il n’y avait ni prêtre ni églises, mais elle gardait quelques coutumes catholiques que nous avons commencé à vivre à la maison.

Ma femme ne me disait rien, mais ma belle-mère me suggérait, de temps en temps, de façon sympathique et indirecte, de me faire baptiser. Lorsque je lui disais, par exemple, que je ne comprenais pas ceci ou cela, elle me répondait :

- C’est normal, Igor : c’est parce que tu n’es pas baptisé. Ah si tu étais catholique ! Comme tu comprendrais vite…

Elle n’insistait pas. Mais deux mois plus tard, elle revenait à la charge, et elle glissait au milieu de la conversation :

- … et si à l’avenir – c’est une supposition – tu devenais catholique…

C’étaient des commentaires faits en passant, de façon aimable et plaisante, parce qu’elle savait que j’étais plutôt ouvert. Mais mon « ouverture d’esprit » n’allait pas plus loin.

Pourquoi ai-je tant tardé à réagir ? Je ne sais pas. De fait, je ne m’étais absolument pas opposé à ce que notre fils de cinq ans soit baptisé, même si à cette époque le Mur n’était pas encore tombé, et qu’un baptême n’était pas socialement « bien vu ». (...)

Raul Ukareda

Musicien - Jazzman

J’ai vu des loups sauvages

J’avais dix ans. J’étais chez ma grand-mère et je m’ennuyais, et je me suis mis à fouiller dans les armoires et les tiroirs, jusqu’à ce que je tombe sur un gros livre. Il s’appelait La Bible.

- Grand-mère, qu’est-ce-que c’est ?

- Un vieux livre – m’a-t-elle dit en souriant –. Mais laisse-le où tu l’as trouvé et ne le lis pas. Sinon, il pourrait t’arriver ce qui est arrivé à quelqu’un de mon village : il l’a lu, et il est devenu fou !

C’était mon premier contact avec le christianisme. Ce n’est pas grand-chose, mais la plupart de mes camarades des jeunesses communistes n’ont même pas eu cette chance.

J’ai remis le livre à sa place, parce que je ne voulais pas qu’il m’arrive ce qui était arrivé au fou du village de ma grand-mère. Ceci étant, elle était la seule de ma famille à croire en un être supérieur. Les autres, nous étions de bons communistes ; athées convaincus, et matérialistes pratiques.

J’ai toujours aimé le risque, et déjà lorsque j’étais petit, j’aimais grimper aux arbres ; plus je montais haut, plus j’étais content. À onze ans, j’ai réussi à monter sur le tronc d’un arbre immense, jusqu’à la cime, aussi haute qu’une maison de trois étages, et je suis tombé.

Ce qui m’a surtout préoccupé, plus que les fractures et les blessures que je me suis faites, c’est cette pensée intérieure qui m’a traversé l’esprit pendant que je tombais, et que je me voyais aux portes de la mort :

- Et donc, c’est là que tout s’arrête ?

Cette pensée fut le premier accros à l’idéal marxiste que j’avais appris à la maison ou à l’école.

Et je n’ai pas su répondre autre chose que :

- Oui, c’est là que tout s’arrête.

… avec cette conséquence logique et terrible :

- Dans ce cas, la vie est absurde.

Mon père est mort en 1983. J’avais onze ans, et avec sa mort, le sentiment d’absurdité a grandi dans mon âme, jusqu’à devenir une sensation atroce. Nous naissons, nous vivons, nous mourons : c’est tout. Un sentiment de vide s’était emparé de ma vie, et m’avait complètement submergé, jusqu’aux bords de l’angoisse, où pousse cette branche noire dont Bob Dylan parle dans l’une de ses chansons : {I saw a newborn baby…

…with wild wolves all around it /
I saw a high way of diamonds with nobody on it/,
I saw a black branch with blood /
that kept drippin…
}

Seule la musique me réconfortait, et à dix-sept ans, j’ai été pris comme guitariste dans un groupe de rock très bon ; le groupe était très connu en Estonie. Assez rapidement, ce fut le triomphe, et triompher à dix-huit ans, comme moi, peut être la pire des choses. Ils nous ont même autorisés à jouer en Finlande, en dehors du pays, ce qui était absolument impensable à l’époque !

En Finlande, en plus de jouer, de boire de la vodka et de prendre diverses substances jusqu’à en perdre connaissance, j’ai eu toute une série d’activités dont je ne suis pas particulièrement fier. Le moins que l’on puisse dire, c’est que « j’ai perdu  la tête ». Je suis entré dans le monde de l’alcool, de la drogue et des filles faciles ; je préfère ne pas trop en parler, parce que personne n’aime se souvenir de son passé criminel.

Malheureusement, comme je l’ai dit, le groupe marchait bien, très bien. Dans les concerts, les filles devenaient hystériques. Pour beaucoup, nous étions « numéro 1 » en Estonie. Ce qui veut dire qu’à vingt ans, je gagnais cinq fois plus que n’importe quel professionnel moyen. On peut facilement imaginer les conséquences.

Nous avons commencé à donner quelques concerts en Russie, et nous sommes mêmes allés jusqu’en Tchétchénie, ou nous avons acheté des voitures volées pour les revendre. C’était une bonne affaire. Jusqu’à ce que nos fournisseurs, un jour, nous demandent de leur rendre une voiture. Si nous ne le faisons pas – disaient-ils – ils tueraient quelqu’un de notre famille. Et manifestement, ils ne disaient pas cela en blaguant.

Nous avons engagé des gardes du corps, pour nous protéger, mais les choses se sont compliquées. Alors que nous étions en plein concert, la police est intervenue. J’ai réussi à m’enfuir, et je me suis réfugié dans la maison de ma tante, en Estonie, sans dire à personne où je me trouvais, pas même à ma copine. Les autres ont été arrêtés.

J’ai passé plusieurs mois enfermé, sans sortir, sans parler au téléphone, sans même oser me mettre à la fenêtre. Cela me rendait fou, mais je savais que s’ils me trouvaient, je finirais en prison.

« Combien de marches faut-il descendre pour toucher le fond ? » Question posée par un personnage d’un film. « L’enfer n’a pas de fond », lui répond son interlocuteur. Eh bien, ce n’est pas vrai : l’enfer a un fond, et tu descends, tu descends, jusqu’à ce que tu arrives à la rupture, et que tu n’en peux plus avec ta tristesse et ton désespoir. « Si je continue comme ça – pensais-je – je vais devenir fou ». Je n’en pouvais plus de me cacher à longueur de journée, et une nuit, j’ai eu la même sensation que celle que j’avais eue lorsque je tombais de l’arbre.

« Qu’est-ce que je suis en train de faire de ma vie ? » me suis-je demandé. (...)